10/09/2019
Gérard Noiriel : « Les raisons de ma propre indignation »
Dans l’avant-propos de son dernier livre, « Le Venin dans la plume. Edouard Drumont, Eric Zemmour et la part sombre de la République », l’historien Gérard Noiriel explique pourquoi « Destin français », l’ouvrage du chroniqueur du « Figaro », l’a profondément choqué.
Par Gérard Noiriel Publié hier à 17h00, mis à jour à 13h34
Temps de Lecture 11 min.
Favoris
Partage
Article réservé aux abonnés
« Face au mépris de classe, le bien le plus précieux que ma mère a transmis à ses enfants, c’est une façon de défendre sa dignité qui consiste à ne pas vouloir se comporter comme ceux qui vous ont humiliés » (Photo: Gérard Noiriel).
« Face au mépris de classe, le bien le plus précieux que ma mère a transmis à ses enfants, c’est une façon de défendre sa dignité qui consiste à ne pas vouloir se comporter comme ceux qui vous ont humiliés » (Photo: Gérard Noiriel). EDITIONS FAYARD
Extraits. […] Ce que j’ai moi-même éprouvé en lisant les pages de Destin français (Albin Michel, 2018) consacrées à ma communauté professionnelle est comparable à ce que ressentent les membres des communautés musulmanes quand Zemmour discrédite leur religion, ou les homosexuels quand il s’en prend au « lobby gay ». Contrairement à Edouard Drumont, le vocabulaire injurieux d’Eric Zemmour ne vise pas nommément les personnes (en tout cas dans ses livres). Il n’empêche que sa façon de concevoir le « débat » est ressentie par ceux qui sont indirectement visés comme une atteinte inadmissible à leur dignité.
Article réservé à nos abonnés Lire aussi Gérard Noiriel : « Eric Zemmour légitime une forme de délinquance de la pensée »
Bien que ce livre ne se situe pas sur le plan de la polémique, mais cherche plutôt à proposer une analyse, j’ai voulu mettre à profit cet avant-propos pour expliquer les raisons de ma propre indignation, car c’est aussi une manière d’éclairer le lecteur sur le point de vue d’où l’on parle. Eric Zemmour a justifié son dernier livre en affirmant : « Quant à l’idéologie, tout le monde a un œil idéologique. Même les historiens qui prétendent le contraire. Sinon, on n’écrit pas une histoire de France. »
Cette réflexion montre qu’il ignore complètement le b.a.-ba de l’épistémologie de l’histoire. Depuis Max Weber, nous savons pertinemment que toute recherche repose sur une perspective, un point de départ, en rapport avec les centres d’intérêt et l’histoire personnelle du chercheur. C’est ce qui explique que la curiosité des historiens se soit étendue à des domaines de plus en plus divers et qu’il puisse y avoir des désaccords entre eux. Il n’empêche que tout historien digne de ce nom met en œuvre une méthode, qui n’est d’ailleurs pas très éloignée de celle qui définit la déontologie du vrai journaliste : trouver des sources, les confronter pour établir des faits vrais et vérifiables, etc. Eric Zemmour, on le verra, ne respecte aucune de ces règles. Contrairement aux historiens, son objectif est, en effet, strictement idéologique.
Ce qui m’a le plus choqué dans son dernier livre, ce sont ses affirmations concernant le « pouvoir » des enseignants-chercheurs. « Ces historiens-là tiennent le haut du pavé, écrit-il. Ils ont titres et postes. Amis et soutiens. Selon la logique mafieuse, ils ont intégré les lieux du pouvoir et tiennent les manettes de l’Etat. » Je fais partie des historiens qui ont « titre et poste », puisque j’ai effectué toute ma carrière dans des institutions prestigieuses (l’Ecole normale supérieure et l’Ecole des hautes études en sciences sociales), où est formée une partie des élites de la République. Je serais donc l’un des membres de cette « grande machinerie universitaire historiographique [qui] euthanasie la France », comme il l’écrit aussi dans Destin français.
Rengaine
Depuis la parution de son dernier livre, Zemmour ressasse partout la même rengaine. Dans la chronique qu’il tient chaque semaine dans Le Figaro, il écrit par exemple : « Les historiens se soumettent au nouveau pouvoir. » Et d’ajouter : « Le nouveau Dieu de nos historiens contemporains est la Femme ou l’Europe ou le Migrant ou le Décolonisé […]. La plupart des historiens qui se prétendent scientifiques sont devenus de nouveaux prêtres qui servent de nouveaux dieux. »
Ces calomnies sont répercutées régulièrement par des chaînes télévisées, des radios, une partie de la presse, sans que nous ayons la possibilité d’y répondre, alors même qu’elles ne reposent sur aucune preuve. Puisque tous les journalistes, paraît-il, traquent aujourd’hui les « fake news », je suis disposé à contribuer à faire éclater la vérité, en dévoilant publiquement le type de pouvoir et de privilèges que je détiens. Je suis prêt à comparer, avec Eric Zemmour, ma déclaration d’impôts, mon patrimoine, le quartier où je vis, mon emploi du temps et mon carnet d’adresses. Et puisque, paraît-il, ces mêmes journalistes mènent un combat quotidien contre le « populisme », je suis sûr qu’ils s’empresseront d’informer leur public sur la façon dont Eric Zemmour mobilise la rhétorique populiste pour tenter de faire taire ses contradicteurs.
Le « populisme » au sens vrai du terme, c’est l’usage que les dominants font du « peuple » pour régler leurs querelles internes. Depuis plusieurs années, Le Figaro a consacré beaucoup d’énergie pour présenter Eric Zemmour comme un enfant du peuple, un pur produit de la méritocratie républicaine.
Toujours dans Le Figaro, Zemmour n’a pas hésité à suggérer que les critiques dont il était l’objet de la part des historiens professionnels reflétaient un « mépris de classe ». « Comme je suis le porte-voix des classes populaires et que j’en viens, je suis associé dans le mépris dans lequel une partie des élites tient celles-ci », affirme-t‑il dans un entretien publié par Le Figaro en 2014.
Stigmatisation
Bien que cette exhibition des origines sociales me déplaise fortement, car c’est l’une des formes du discours identitaire qui pollue aujourd’hui notre vie publique, je prendrai mon propre cas pour montrer la stupidité de cet argument. Eric Zemmour et moi, nous sommes – à quelques années près – de la même génération ; mais il se trouve que mes origines sociales sont encore plus « populaires » que les siennes.
Mes parents ne m’ont pas placé dans une école religieuse comme ceux du petit Zemmour. J’ai fait ma scolarité à l’école publique avant la réforme Haby (1975), qui a mis en place ce fameux « collège unique » que Zemmour présente comme une catastrophe nationale
Certes, je suis issu d’une famille qui n’a jamais eu besoin de justifier ses « racines ». Noiriel est un vieux patronyme lorrain, attesté dès l’Ancien Régime. Du côté de mon père, le berceau de la famille, c’est le petit village d’Haréville-sous-Montfort, à une trentaine de kilomètres du village natal de Jeanne d’Arc (Domrémy-la-Pucelle) et de celui de Maurice Barrès (Charmes). Du côté maternel, on retrouve les villages de Darney et de Plainfaing, proches de Saint-Dié, la ville natale de Jules Ferry.
Pourtant, je ne me suis jamais identifié à cette France-là, bien au contraire. Né dans une famille modeste et déclassée, ce qui m’a marqué dès l’enfance, c’est la stigmatisation qui pesait sur les gens comme nous ; le mépris des bourgeois pour les familles nombreuses qui-font-des-gosses-pour-toucher-les-allocs (j’étais l’aîné d’une famille de huit enfants).
Mes parents ne m’ont pas placé dans une école religieuse comme ceux du petit Zemmour. J’ai fait ma scolarité à l’école publique avant la réforme Haby (1975), qui a mis en place ce fameux « collège unique » que Zemmour présente comme une catastrophe nationale. Comment pourrais-je prétendre que « c’était mieux avant », alors que j’ai vécu la ségrégation sociale qui interdisait aux enfants des classes populaires d’aller au lycée ?
La culpabilité de Drumont
Après le CM2, direction la filière courte dans un collège d’enseignement général (CEG), avec le brevet comme terminus ; sauf pour les élèves qui passaient le concours d’entrée à l’école normale d’instituteurs, ce qui a été mon cas. Alors que Zemmour ne cesse de parler des « continuités » de son enfance, avec des trémolos dans la plume, ma trajectoire était à l’inverse marquée par les ruptures et les galères : j’ai dû mener un parcours du combattant pour franchir une à une les étapes.
J’évoque ce passé non pas pour affirmer que ma propre histoire serait « représentative », mais au contraire pour souligner la diversité des trajectoires qui ont caractérisé notre génération, alors que Zemmour présente son expérience comme un modèle afin de prouver que « c’était mieux avant ».
Article réservé à nos abonnés Lire aussi Gérard Noiriel : « Eric Zemmour tente de discréditer tous les historiens de métier »
Dans un autre passage de son entretien publié dans Le Figaro, Eric Zemmour confie à son interlocuteur : « J’ai l’impression d’être resté fidèle à mes origines sociales, de ne pas avoir trahi d’où je viens. Tout cela touche à des sentiments très profonds. » Je suis en partie d’accord avec cette dernière phrase. Beaucoup de « transfuges sociaux » éprouvent un sentiment de culpabilité parce qu’ils ne vivent plus dans le milieu qui a été celui de leur enfance. On verra plus loin qu’Edouard Drumont était, lui aussi, fortement travaillé par cette culpabilité. Le problème, c’est de savoir comment on s’en sort, car la culpabilité n’est pas toujours bonne conseillère.
Face au mépris de classe, le bien le plus précieux que ma mère a transmis à ses enfants, c’est une façon de défendre sa dignité qui consiste à ne pas vouloir se comporter comme ceux qui vous ont humiliés. Ma vocation de savant est née de là, parce que la science m’a donné la possibilité de sortir de mon milieu d’origine, tout en ayant la conviction (assez naïve, j’en conviens aujourd’hui) que mes recherches pourraient être utiles à ceux qui souffrent. Dans le même temps, j’ai réglé mon problème de culpabilité en continuant à vivre dans la ZUP de la banlieue parisienne où je suis arrivé au tout début des années 1980. Ce n’était nullement une forme d’héroïsme, bien au contraire, puisque je me suis toujours senti beaucoup plus à l’aise dans les quartiers populaires enrichis par la mixité que dans les ghettos de la bourgeoisie parisienne.
Fascination pour les « grands »
Certes, comme tous les membres de la classe moyenne qui ont fait ce choix pour mettre leur pratique en conformité avec leurs discours humanistes, j’ai été parfois saisi par le doute.
C’est ce qu’on appelle un « conflit de loyauté ». L’avenir de mes enfants ne risquait-il pas d’être compromis par mes choix personnels ? Ce type d’inquiétude conduit les parents, le père et la mère, à assumer toutes leurs responsabilités. A la différence d’Eric Zemmour, je n’ai jamais été l’un de ces pères qui « considèrent qu’ils perdent leur temps quand ils s’occupent de bébé ». Mes enfants ont fait leur scolarité dans les écoles publiques du quartier de banlieue où nous habitions et cela ne les a pas empêchés de réussir leurs études.
« Le Venin dans la plume. Edouard Drumont, Eric Zemmour et la part sombre de la République », de Gérard Noiriel. La Découverte, 252 pages, 19 euros
« Le Venin dans la plume. Edouard Drumont, Eric Zemmour et la part sombre de la République », de Gérard Noiriel. La Découverte, 252 pages, 19 euros
Eric Zemmour, tout comme Edouard Drumont avant lui, est un exemple parfait des transfuges sociaux qui ont été tellement fascinés dans leur enfance par le monde bourgeois qu’ils ont mobilisé toute leur énergie pour le rejoindre et lui ressembler. Fortune faite, Eric Zemmour s’est installé « dans un vieil immeuble XIXe, à l’ombre de l’église Saint-Augustin dans le 8e arrondissement, ce phare du catholicisme pour temps obscurs », et il a scolarisé ses enfants dans des établissements privés. La fascination pour les « grands » transpire d’ailleurs à chaque ligne de son histoire de France.
Comment, dans ces conditions, peut-on affirmer qu’on est resté fidèle à ses origines ? La réponse tient dans ce que j’appelle une fidélité dévoyée. Elle consiste à inventer des « dominants imaginaires » contre lesquels on mène un combat inlassable au péril de sa vie. C’est ce genre de raisonnement qui pousse constamment Eric Zemmour à dramatiser la situation des banlieues, en prenant les exemples extrêmes pour la règle.
Quand il affirme, par exemple, que « les banlieues françaises sont désormais homogènes ethniquement et religieusement », c’est une manière de justifier le fait qu’il a lui-même déserté les lieux où il a passé son enfance. Pour éviter les ghettos qu’il dénonce, il aurait pu montrer l’exemple et y rester, comme je l’ai fait. De même, quand il affirme que le « vivre-ensemble », « c’est le fantasme des plateaux télé. Dans la réalité les gens ne se mélangent pas, ils se séparent », il prend ses désirs pour des réalités, en généralisant son cas personnel.
Une valeur républicaine piétinée
Dans l’interview citée plus haut, Eric Zemmour affirme aussi : « Ma plus grande peur est effectivement de me couper du peuple et de rester enfermé dans ma tour d’ivoire médiatique. C’est un risque qu’il faut que je conjure. J’ignore encore comment. » Pour ma part, j’ai trouvé la réponse en créant une association d’éducation populaire qui intervient régulièrement dans les centres sociaux, les établissements scolaires de la région parisienne et ailleurs.
Eric Zemmour, tout comme Edouard Drumont avant lui, est un exemple parfait des transfuges sociaux qui ont été tellement fascinés dans leur enfance par le monde bourgeois qu’ils ont mobilisé toute leur énergie pour le rejoindre et lui ressembler
Je propose donc à Eric Zemmour de délaisser momentanément les plateaux télé et de nous accompagner dans l’une de nos représentations. Par exemple au centre social de la Maison des quartiers Maroc et Avenir, à Stains, commune qu’il présente comme la capitale européenne de la drogue. Il y découvrira un public attentif, composé en majorité de femmes des classes populaires, qui portent des foulards et qui apprécient plus que tout qu’on les respecte et qu’on vienne discuter avec elles.
Je n’essaie pas de me présenter comme un modèle. Chacun est libre d’organiser ses choix de vie comme il l’entend. Mais si l’on veut vraiment combattre le « populisme », il faut commencer par s’en prendre à ceux qui le nourrissent chaque jour depuis les positions de pouvoir qu’ils occupent. Ce qui différencie la science de l’idéologie, c’est que la démarche scientifique n’a pas pour finalité de confirmer constamment son identité, ses choix et ses intérêts personnels.
La finalité civique de la science réside dans ce que j’appelle un travail de « désidentification », la capacité de se rendre étranger à soi-même afin de permettre aux individus de s’émanciper des déterminismes qui pèsent sur eux, souvent sans qu’ils s’en rendent compte. C’est un idéal qu’on n’atteint jamais mais vers lequel il faut tendre. Il s’agit, là aussi, d’une valeur républicaine héritée des Lumières, malheureusement piétinée aujourd’hui, y compris par ceux qui ne parlent de la République qu’avec des trémolos dans la voix.